Chez Graham

[Camilo] 

De toute ma vie, je n'ai jamais été aussi stressé que maintenant. J'en ai eu mon lot d'expériences stressantes pourtant : manquer de se faire tuer pendant une fusillade, se faire torturer pour des informations que je n'ai pas, sentir l'eau prendre possession de mon corps alors que je me noie dans les profondeurs de la mer... Tout ça, ce n'est rien comparé à devoir faire face au jugement de Graham une seconde fois. 

N'essaie pas de me contacter. Voilà ce qu'il m'a dit. Ce qui est on ne peut plus légitime, on ne peut rien construire de solide avec les gens toxiques, ce que malgré moi j'ai toujours été. L'adrénaline du danger, mourir du jour au lendemain, je mentirais en disant qu'il n'y avait pas quelque chose de rassurant dans ses situations. Vouloir sauter dans le vide à chaque fois, ça fait de moi quelqu'un de toxique, et par conséquent, je ne méritais même pas toute l'attention que Graham m'avait accordé jusqu'à notre séparation. Pourtant me voilà encore une fois ici, au seuil de sa porte. 

J'ai envie de toquer en laissant ses souvenirs sur le tapis, et de partir au grand large comme dans les films à l'eau de rose. Non, j'ai déjà été suffisamment lâche jusque maintenant. Ça va aller, Camilo. Tu n'as même pas besoin de rentrer à l'intérieur. Tout ce que tu as à faire c'est lui dire que tu as ses souvenirs, de t'excuser de tout ce qu'il s'est passé entre vous, et laisse-le vivre sa vie. Lâche prise. Laisse Graham partir.  

Finalement, je toquais à sa porte, timidement mais avec une certaine poigne pour être entendu. Je ne me sens pas capable de toquer de nouveau s'il ne m'a pas entendu la première fois. Ça serait trop.. Trop.

[Graham]

" - Ecoute. La colère te rend stupide, et être stupide c'est fatal."

Ledger, allongé sur le lit de Graham, triturait un petit objet en bois triangulaire avec délicatesse. Il le tournait, retournait, observait les rayons du soleil à travers cet objet si fin. Graham était assis, juste à côté, les pieds dans le vide. Son lit était à étage, il y avait un bureau juste en dessous. Sa basse entre ses bras, il se laissa retomber en arrière, sur le matelas et les jambes de Ledger.

" - Alors je suis définitivement stupide."

" - Oui, et tu as failli mourir. Deux fois."

Graham grognait, appuyant ses mains sur ses yeux. Il ne se rappelait plus pourquoi Ledger ne pouvait pas venir dans son appartement, mais c'était une vieille époque en tout cas. Maintenant, les deux squattaient les mêmes endroits, sans trop de limites entre eux. Les deux garçons profitaient de l'après-midi, complètement torse nu.

" - Je sais."

Graham aurait voulu disparaître, claquer des doigts, ne se rappeler de rien. Faire comme avant, lorsqu'il voyait des filles, buvait des bières qu'il n'aimait pas en cachette dans les cuisines de la Luce, quand il n'avait pas rencontré Camilo pour tout chambouler. Camilo. Putain, Camilo.

Quand il pensait à lui, Graham ne savait pas ce qui le prenait, mais ce n'était pas joli. Ledger ne l'avait pas quitté depuis, histoire de lui tenir compagnie. Graham lui avait tout expliqué, si ce n'est une chose, Ledger était persuadé qu'il y avait quelque chose que le garçon ne lui disait pas. Mais quoi, il n'en savait rien. Graham, non plus, n'en savait rien. Du moins, il refusait de mettre les mots dessus. C'était un espoir mort dans l'oeuf, de toute manière. Et si c'était réciproque une seule seconde, une seule, il ne l'aurait jamais laissé partir, ou il aurait cherché à le récupérer. S'était-il manifester depuis ses derniers jours ? Non, à aucun moment.

Quelqu'un venait de toquer à la porte. Ledger se redressa, et dans son mouvement Graham l'imitait aussi. Il déposa sa basse contre Ledger, qui la récupérait en frissonnant. Avec le vernis, elle était froide contre sa peau nue.

" - T'as entendu ?"

" - Ouais. Mais je ne sais pas qui c'est."

Graham n'attendait personne. Il n'avait pas de nouvelles de Maïa, ni de Camilo. Frank était mort. Qui pouvait bien le solliciter maintenant ?

Graham préférait y aller silencieusement, histoire de ne pas donner signe de vie de l'autre côté de la porte. Il attendait, la main sur la porte, quelques secondes. S'il ouvre la porte, et que quelqu'un de dangereux se trouve de l'autre côté, alors soit, il l'acceptait. Mais Ledger n'avait pas le droit de subir quelque chose comme ça. Oui, peut-être que ça l'avait traumatisé un peu plus que prévu. Il se mordait la lèvre inférieure, avant d'ouvrir la porte, et d'apercevoir Camilo qui se tenait là, la mine sombre. Graham était pratiquement paralysé, par l'incompréhension, la tristesse, et la colère qui remontait et lui serrait la gorge.

[Camilo] 

Pas de réponse du côté de Graham, pendant un long moment. J'ai l'impression que mon coeur va sortir de ma poitrine. Sérieusement, qu'est-ce qu'il m'arrive ? L'attente est en train de me tuer. Elle me rendait conscience de mon propre corps. J'étais habillé avec toute la classe possible parce qu'il y a encore quelques heures j'étais toujours le grand chef. À l'intérieur je me sens minable. 

Le moment d'attente était si long que je commençais à me le dire, je commençais à le penser très fort. Je ne devrais pas être ici, c'est égoïste. Mais ce petit sachet que je tiens entre le bout de mes doigts, ce n'est pas le mien. Je dois lui rendre ce qu'il a toujours voulu reprendre. Je ne veux même pas avoir à m'expliquer, il peut penser que c'est une tentative ultime pour le récupérer, je comprendrais. Mais je voulais abréger le plus rapidement possible la haine que je vais lire dans ses yeux s'il ouvre la porte. Vite, je veux en finir vite.

Quand je l'ai vu, après tant de semaines, tant de mois je ne sais même plus, mon esprit est devenu blanc. Rien ne sortait et à aucun moment je quittais mes yeux des siens. Je meurs d'envie de regarder ailleurs, mais il faut que je me raisonne, il faut que je me raisonne. Mon Dieu, pourquoi je suis là déjà ? Graham est là, et il va bien. Mon cerveau a assimilé plus tard qu'il est torse nu, devant moi. De n'importe qui, je n'aurais même pas noté le détail. Ne baisse pas les yeux, ne baisse pas les yeux.

Je ne sais pas d'où j'ai trouvé la force de dénouer ma gorge, mais les premiers sons sortaient. Pas timide, juste triste. Oui, mais qu'elle importance ?

"- Je suis désolé de te déranger. Je... J'en ai pour une seconde."

[Graham]

Le frapper. C'était la première idée qui lui venait en tête, le frapper. Mais quel idiot bon sang ! Qu'est-ce qu'il faisait ici ? Plus le temps passait, plus il fronçait les sourcils, croisant les bras. Dans son dos, il pouvait sentir le regard appuyé de Ledger.

Quand Camilo prit la parole, Graham secoua la tête. Non, désolé, il n'avait pas envie de faire face à tout ça. Quelque chose le rendait bizarre, et oui il était content d'avoir Camilo en face de lui, mais la colère était trop forte pour le moment.

" - Non."

Graham claqua la porte, appuyant ses mains sur le bois comme pour éviter Camilo de rentrer. En même temps, il tournait la tête vers Ledger.

" - Alors ?"

" - Alors quoi ?!"

" - Mais qu'est-ce que fais, ouvre lui la porte, et comme ça t'arrêteras de me prendre la tête avec tes histoires sentimentales !"

Les deux essayaient de murmurer tout bas, mais vu leur frustration à tous les deux, peut-être que Camilo pouvait les entendre de l'autre côté. Graham serrait le poing, prêt à frapper la porte pour passer sa propre frustration, avant de finalement la rouvrir.

" - Rentre. Mais je te laisse une minute pour t'expliquer, pas plus."

[Camilo]

...Réponse compréhensible. Elle ne faisait que le décourager davantage. Une fois la porte fermée, j'ai baissé les yeux en me mordant la lèvre. Je l'ai dit, je ne me sentais pas de ré-essayer sans m'effondrer. Même pour moi, ça serait trop, j'avais ma fierté, et même si l'absence de Graham me blessait énormément, je ne pouvais pas lui montrer. Je ne veux pas avoir l'air encore plus minable que je ne le suis déjà. Il me rend minable.

Pendant un long moment, je me sentais semblable à une poupée désarticulée, je ne pouvais même pas reculer et partir. J'attendais dehors, embarrassé et seul. Oui, la solitude ne m'a jamais fait aussi mal qu'au départ de Graham, mais c'est moi qui l'ait fait partir. De quel droit je méritais de lui redemander une chance ? Au fond même moi je le sais, il se porte mieux sans moi. 

La porte s'est ré-ouverte, j'ai aussitôt levé les yeux. Oh non. Non. Ne rentre pas Camilo, ne rentre pas une seconde fois dans sa vie, tu vas encore tout ruiner. Je veux faire une chose bien pour lui, pas lui mettre le doute davantage. 

Silencieux, je suis rentré dans le petit appartement. Je ne l'avais pas vu jusque là, mais les murs cachaient Ledger. Sa présence m'étonnait, mais surtout le fait qu'il soit comme Graham, sans tee-shirt. Tous les scénarios auxquels je pense me brisent le coeur. Je ne laissais rien paraître, pourtant. Je ne peux pas lui en vouloir d'avoir saisi une chance que je n'ai pas saisi. Il m'avait prévenu, de toute façon. Je revenais à Graham, qui me regardait durement. Je l'accepte, c'est mérité fois mille. Je ne baisse pas les yeux, alors que j'ai envie de les fermer définitivement. Encore un petit peu Camilo, tu pourras t'effondrer plus tard.

En venant ici, j'ai répété mon speech des centaines de fois, mais maintenant, plus rien ne me venait à l'esprit. Il fallait prendre le moment dans sa course, tout simplement, sans plus. Je mentirais en disant que la présence de Ledger ne me dérange pas un tant soit peu, mais je n'ai plus mon mot à dire à la seconde où j'ai laissé Graham partir. 

Simplement, je lui ai tendu le paquet, silencieux. Non, bien sûr, il faut que je parle. Il faut que je lui explique ce que c'est, comment ça fonctionne. 

"- Tiens, c'est... C'est tes souvenirs."

[Graham]

Graham se décala pour le laisser rentrer, se mordant l'intérieur de la joue. Il allait regretter ce qu'il était en train de faire, il en était sûr, il allait le regretter. Mais soit, il avait encore un peu pitié pour l'écouter un instant. Qu'est-ce qu'il comptait lui dire ? Qu'il était désolé ? Oh ou peut-être continuerait-il à retourner le couteau dans la plaie ? En tout cas, Graham le regardait durement.

Jusqu'à ce qu'il observe le paquet. Là, il allait vraiment le frapper. Est-ce que c'était une provocation ? C'était de la drogue ? Graham était sur le point d'imploser, tout de suite coupé par Camilo encore une fois.

" - ... Je te demande pardon ?"

Dans son dos, il pouvait entendre Ledger descendre, voire littéralement sauter du lit pour le rejoindre, examinant à son tour ce qui étaient les... les souvenirs de Graham. Son coeur battait la chamade, gardant ses mains contre sa poitrine, d'une part pour que son organe ne manque pas d'en sortir et parce qu'il semblait se refuser à les prendre. Ledger souriait, avec l'envie de les prendre et de les observer de plus près. Aucun des garçons n'avaient vu des souvenirs dans leur vie.

" - Oula, eh bien, je crois que je vais vous laisser, les enfants."

Il pouffait contre son poignet, amusé. Enfin Graham allait pouvoir faire la paix avec toute cette histoire, qui commençait à le saouler un peu. C'était tellement évident, après tout. Il récupéra rapidement son t-shirt posé quelque part dans les draps, avant de fuir par la même porte par laquelle Camilo est entré, en sifflant avec espièglerie.

[Camilo] 

Allez, prends-les Graham. Laisse-moi t'expliquer comment ça marche, comment tu les retrouves et ne me laisse plus jamais entrer dans ta vie. Pas si je ravage tout à chaque fois. Il ne bougeait absolument pas, tout le contraire même : de marbre, incapable de parler. Ledger lui, a déboulé comme un ouragan à la mention de la notion. Je ne crois pas ma voix pour répéter ce que je venais de dire, alors je laissais le silence prendre ses aises. Mauvaise idée, très mauvaise idée. Je serais incapable de le briser une seconde fois. 

Je n'ai pas eu besoin, c'est Ledger qui s'est désisté le premier. J'étais à ça de le retenir. Oh, non. Sa présence agissait comme une sorte de minuteur qui me murmurait les secondes. Je n'avais qu'une minute, mais s'il partait Graham n'était plus retenu nul part. Il s'est quand même éclipsé. Et à la fin, il ne resta que moi, Graham, et mes pensées qui criaient si fort. Tout était si fort mais j'étais calme.

J'ai baissé les yeux mordus ma langue avant de tendre le paquet vers Graham. C'était trop dur, au final. 

"- C'est tes souvenirs." murmurais-je

[Graham]

Son cerveau s'était littéralement éteint. Il n'osait pas bouger, les yeux rivés sur le petit sachet. On aurait dit de la drogue. Ca ne pouvait pas être autre chose que ça.

" - Je... je suis désolé, mais je n'arrive pas à y croire."

Il était toujours en colère, que Camilo ne s'y méprenne pas. Mais sa voix était tremblante, peu sûr de lui. Le bout de ses doigts tremblaient avec la nervosité qui le prenait.

" - Qu'est-ce que tu fais avec mes souvenirs ?"

Si c'était vrai, alors... Que faire ? Que faire ? Ca lui semblait si irréel, il en avait tellement rêvé. Et maintenant, il était en face de toute l'immensité de sa vie, avec Camilo qui en prenait une large partie. Ce Camilo, pour qui il se droguait ces derniers temps dans l'espoir de ne plus le croiser dans la rue, se retourner, et lui parler. Ce Camilo qui semblait mourir sur place, qui menaçait de s'effondrer si Graham ne le rattrapait pas à temps. Il n'arrivait pas à tendre la main pour attraper le sachet.

[Camilo] 

C'était trop long, ça prenait trop de temps. Graham était en état de choc, et qui pourrait ne pas le comprendre ? J'ai été trop brutal, parce que je me connaissais sur ce point, si Graham a le malheur de me laisser une ouverture je vais plonger dedans. Alors il faut que je raccourcisse les choses au maximum, que je m'enfuis et que je laisse mon... Il fallait que je laisse tranquille. 

Quand il me demandait les détails, mes épaules se rendaient. Pourquoi même maintenant, il fallait qu'il pose des questions, qu'il essaie à tout prix de comprendre les raisons de mon coeur quand je sais que la seule chose certaine, c'est que je l'aime. Je l'aime au point que c'est en train de me détruire. 

"- C'est une longue histoire."

Une longue histoire avec Zephyr, notamment. Je ne voulais pas lui expliquer que j'étais parti, que je ne contrôlais plus la mafia, plus rien. Je ne contrôle même pas ce que je fais tout de suite. 

"- Je te l'avais promis, tu te rappelles ? Je ne sais pas si tu te rappelles..." 

Ce serait peut-être mieux s'il ne souvenait pas. Le problème est que je commençais à m'éparpiller. C'est la meilleure façon de le supplier de m'aimer, malgré l'espèce de monstre qui vit en moi. Il n'a pas besoin de m'aimer, ça ne lui fera que du mal.

"- Ça... Ça se prend comme un médicament. Tu le laisses se dissiper dans l'eau et tu le bois d'une traite."m

[Graham]

Oh, Graham maudissait son empathie. Et Camilo. Il leva la main, un geste pour le faire taire, mais il continuait inlassablement. Il cherchait à se justifier comme si sa vie en dépendait. Si Graham haussait la voix il pourrait manquer de se mettre à pleurer et se briser en mille morceaux. Mais il parlait beaucoup trop et beaucoup trop vite. Ca ne répondait à aucune de ses questions.

Si c'était vrai, alors... Alors oui, Graham s'en rappelait. Et s'en rappellerait. Camilo avait réussi à récupérer ses souvenirs, qui reposaient là, dans un fichu petit sac minable et si fragile.

" - Stop."

Sa voix était autoritaire et sérieuse. Qu'il cesse. Sa main se posa sur celle de Camilo, qu'il repoussait vers le mafieux. Parce que c'était ce qu'il était, un mafieux.

" - Je te le redemande. Qu'est-ce que tu fais avec mes souvenirs. Tu t'es montré plus que clair la dernière fois. Moi aussi. Je pensais qu'on en resterait là. Et tu reviens avec mes souvenirs, alors que... Bon sang, Camilo, il t'aurait juste suffit de me retenir, de me dire quelque chose, de m'appeler. Tu m'as laissé en plan, pour ta putain d'organisation, et tu penses que revenir avec mes souvenirs va régler quelque chose ? Tu... J'ai attendu, j'ai tellement attendu que tu reviennes, et pourquoi tu ne reviens seulement maintenant."

Il y avait deux choses qui justifiaient la colère et la tristesse qui montait dans sa voix et la rendait fébrile. La première, Graham était effrayé à l'idée de prendre ses souvenirs. Qu'est-ce qu'il allait découvrir sur lui-même ? Et Camilo, est-ce qu'il voulait se souvenir de lui, après ce qui s'était passé ? Et enfin, parce qu'il l'avait attendu, là comme il était, devant sa porte en espérant qu'il toque à la porte sous le regard de Ledger, qui perdait espoir. Et puis, à la mer aussi. Mais il n'y avait personne, si ce n'est des cadavres que l'on envoyait dans l'eau. Combien avaient-ils été expédiés là-bas par Camilo ?

" - J'en veux pas, Camilo. Je ne veux pas de ça. Tu m'as fait cette promesse parce que... Ugh, parce qu'on était ensemble, parce qu'on était amis, et que je tenais à toi et que tu tenais à moi, normalement. J'avais besoin de toi, et tu m'as fermé la porte."